Entretien | Astrid Tomczak
Stefanie Boulila, vous faites partie du comité directeur de la Jeune Académie Suisse depuis le début. Quels défis avez-vous rencontré au cours de ces dix-huit derniers mois ?
Former une communauté en pleine pandémie, ce n’est pas une mince affaire. Il y a beaucoup de membres que je n’ai pas encore rencontrés en personne. Toutefois, malgré cette distance physique, nous avons réussi à mener des débats sur nos valeurs et notre vision communes ainsi que sur la manière dont nous souhaitons agir.
La Jeune Académie est intégrée au réseau des Académies. Quels avantages cela vous a-t-il apporté ? Où et comment avez-vous pu utiliser efficacement ce réseau ?
Cette intégration est très importante pour que nous puissions être entendus. Elle montre également que les Académies sont intéressées à donner la parole aux jeunes membres et à rester ouvertes aux changements. Le domaine scientifique doit changer s’il veut être un employeur attractif pour les jeunes.
Vous êtes membre d’un groupe de projet qui se consacre aux inégalités et aux conditions de travail précaires des jeunes universitaires. Quel est votre bilan à ce jour ?
Notre projet Challenging Inequalities montre clairement qu’il existe un lien entre les conditions de travail précaires et la situation des femmes et des autres minorités sous-représentées. Dans les hautes écoles, les personnes victimes d’exploitation et de discrimination sont trop peu protégées. Il n’existe guère de processus de plainte centrés sur les victimes, notamment en cas de harcèlement sexuel. Les postdoctorantes et postdoctorants se trouvent dans une situation de dépendance et craignent de subir un désavantage supplémentaire s’ils évoquent des abus. Nous entendons aussi régulièrement parler de racisme et de classisme, ainsi que du fait qu’aucune crédibilité n’est accordée aux personnes concernées. Il y a donc beaucoup à faire, et les jeunes chercheuses et chercheurs veulent changer les choses.
« Notre projet Challenging Inequalities montre clairement qu’il existe un lien entre les conditions de travail précaires et la situation des femmes et des autres minorités sous-représentées. »
Quelle contribution votre projet apporte-t-il ?
Dans un premier temps, nous avons établi un état des lieux et discuté des premières problématiques, notamment en organisant des événements publics. Dans le cadre d’un projet de suivi, nous voulons aborder les problèmes de manière concrète, par exemple en créant un réseau pour les personnes victimes de racisme et de classisme. Le soutien entre pairs est très important. En Suisse, les personnes concernées ne disposent pas d’organisation à l’heure actuelle. Dans d’autres pays, il a toutefois été démontré que de tels réseaux sont utiles aux niveaux individuel et institutionnel. La création d’un groupe de travail portant sur la précarité et les inégalités constituera aussi une étape supplémentaire dans le cadre du projet. Il s’agira ensuite d’impliquer les actrices et acteurs principaux de l’enseignement supérieur dans un dialogue axé sur les changements.
Comment avez-vous surmonté les défis mentionnés ?
J’ai eu l’énorme chance d’être au bon endroit au bon moment. Le Centre d’études interdisciplinaires sur le genre de l’Université de Leeds (Royaume-Uni), où j’ai obtenu mon master et effectué ma thèse de doctorat, s’est donné pour objectif de créer un espace pour les jeunes scientifiques féministes. C’était un environnement très encourageant, surtout pendant la difficile phase du doctorat, qui représente un défi pour tout le monde. On nous a donné les outils nécessaires pour réussir dans ce contexte néolibéral et c’est ce qui m’a permis de lancer ma carrière. En Angleterre, j’ai aussi appris à mener des recherches indépendantes, ce qui est notamment dû au fait que les structures départementales prédominent dans les pays anglo-saxons. Celles-ci se caractérisent par la diversité du corps enseignant et professoral, qui comprend des scientifiques reconnus et d’autres plus jeunes, ainsi que par des hiérarchies plus horizontales et des relations de mentorat plutôt que de dépendance. J’ai observé à maintes reprises à quel point les expériences positives – mais aussi négatives – peuvent être déterminantes pour les doctorant·e·s et les post-doctorant·e·s. C’est pourquoi il est aussi important pour moi de créer des espaces positifs où la solidarité est présente.
« J’ai ensuite découvert la théorie féministe, qui réunissait mes intérêts pour les inégalités sociales. »
Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à la recherche féministe ?
Je me suis toujours fortement intéressée aux questions d’inégalité et de solidarité. Cela a probablement un lien avec ma socialisation : j’ai été élevée à Berne par ma grand-mère, une ouvrière protestante. Elle a recueilli 14 enfants qui auraient autrement été placés. Elle était d’avis que tous les enfants ont le droit de grandir dans la dignité. Cela m’a beaucoup influencée. J’ai ensuite découvert la théorie féministe, qui réunissait mes intérêts pour les inégalités sociales.
Cette année, vous avez reçu le prestigieux prix Emma Goldman Award de la FLAX Foundation, qui encourage d’excellents chercheurs et chercheuses dans leurs travaux sur les inégalités et les injustices. Que signifie cette distinction pour vous ?
Ce qui est bien avec ce prix, c’est qu’on ne doit pas déposer sa candidature. Il repose sur le principe suivant : les bons chercheurs et chercheuses effectuent de bonnes recherches dans un domaine qui les intéresse, et ce indépendamment d’un quelconque système de candidature. Les chercheurs et chercheuses sont donc libres de faire ce qui leur tient vraiment à cœur. Cela permet de mener des projets qui, autrement, ne seraient pas réalisables car ils ne répondraient pas aux critères d’éligibilité. Il en résulte un espace propice à l’expérimentation, dans lequel le processus constitue l’objectif.
Qu’allez-vous faire avec l’argent du prix ?
J’écris un livre sur la manière dont la démocratie est traitée dans les théories féministes contemporaines. Je m’intéresse à la tension entre la démocratie en tant que catalyseur de l’égalité sociale et en tant que moyen de maintenir des rapports de force. Je ne sais pas encore à quelle conclusion je parviendrai (rires).
Quels objectifs souhaitez-vous atteindre avec la Jeune Académie en 2022 ? Quel sera le rôle des Académies suisses des sciences ?
Nous voulons recruter de nouveaux membres. Nous avons déjà un excellent groupe et aimerions permettre à davantage de jeunes scientifiques de profiter de ce formidable réseau. En ce qui concerne le contenu, mon objectif est d’utiliser la Jeune Académie comme un espace pour tester des choses qui pourraient être intéressantes pour le reste du secteur de l’enseignement supérieur. Concrètement, je souhaiterais aborder avec d’autres personnes la thématique du harcèlement sexuel et réfléchir à la manière de mettre en place des processus centrés sur les victimes. Les Académies suisses jouent un rôle très important. Sans elles, nous n’arriverions pas à faire parvenir nos préoccupations au sein des réseaux pertinents. J’espère que les Académies nous considèrent comme des partenaires qui contribuent à l’innovation et à l’inspiration et qu’elles savent que nous pouvons justement aider à améliorer la situation dans le cadre des débats sur les inégalités et les conditions de travail.
Stefanie Boulila, née en 1986, est membre du comité directeur de la Jeune Académie Suisse. Après avoir obtenu un Bachelor en sciences de la communication à l’Université de Fribourg et un master en études globales de genre à l’Université de Leeds (Royaume-Uni), elle a effectué un doctorat à Leeds en sociologie et études de genre. Durant son postdoctorat à l’Université Georg-August de Göttingen, elle a rédigé une monographie intitulée Race in Post-racial Europe: An Intersectional Analysis (Rowman & Littlefield). Depuis 2019, Stefanie Boulila travaille à l’Institut de développement socioculturel de la Haute école de Lucerne, où elle est actuellement responsable de recherche et a notamment mené un projet FNS Spark portant sur les conditions de vie des familles arc-en-ciel dans le canton du Valais. En 2021, elle a remporté le prix Emma Goldman Award, doté de 50 000 euros. Elle est membre du conseil consultatif du Think Tank Gender and Diversity, un projet de collaboration qui soutient les politiques d’égalité de genre au niveau de l’enseignement supérieur. Stefanie Boulila est née à Berne. Elle vit aujourd’hui à Crans-Montana. Elle aime passer son temps libre sur son snowboard ou avec son chihuahua Kensie, qui provient d’un refuge de Berlin.
Maison des Académies
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