Portrait I Astrid Tomczak
Au cours de la conversation, Gino Caspari dit en passant : « Je me suis retrouvé plusieurs fois attaché à une chaise. » Il déclare cela comme l’on parlerait de phénomènes météorologiques, et la journaliste pense : « bon, cette phrase doit sûrement être prise au sens figuré. » Voulant en avoir la certitude, elle lui pose la question. « Non, j’étais vraiment attaché. Mais je savais que j’étais dans le vert. J’avais tous les papiers. » C’est peut-être une réponse typiquement suisse d’un homme qui a grandi à Steffisburg et élu domicile à la Länggasse de Berne, si tant est qu’il puisse y avoir un « chez soi » pour quelqu’un qui voyage pendant des mois à travers le monde – et se retrouve parfois attaché à une chaise en Chine parce qu’il cartographiait des régions se trouvant dans des zones militaires interdites. L’un de ses modèles est Thor Heyerdahl, l’explorateur norvégien qui a traversé le Pacifique sur un simple radeau en 1947. Dans la mémoire collective, Thor Heyerdahl est l’aventurier par excellence, un homme oscillant entre génie et folie. Gino Caspari a lui aussi un air d’aventurier, avec ses cheveux longs et son goût pour la narration laconique, comme lorsqu’il raconte l’épisode de la chaise.
À la question de savoir comment il a choisi l’archéologie, il revient sur son enfance. « Je me suis intéressé aux énigmes depuis tout petit », déclare-t-il. « Et en archéologie, les questions en suspens sont nombreuses. » La nature a joué un grand rôle dans la vie du jeune Gino : son père chassait, sa mère s’intéressait beaucoup aux plantes et sa grand-mère était, selon lui, une « sorcière herboriste ». Il a toujours été de nature assez polyvalente, ajoute-t-il. « J’aurais sûrement aussi été heureux comme biologiste marin. »
Au lycée, il a choisi l’option spécifique biologie/chimie, puis étudié l’archéologie et l’histoire de l’art avant d’obtenir un master en gestion d’entreprise. Il a ensuite appris le mandarin en Chine et à Taïwan, suivi un master en études d’Asie de l’Est aux États-Unis et effectué un doctorat en archéologie à Hambourg.
« L’archéologie peut apporter une réponse fondée sur des faits à la question d’où nous venons. »
Depuis environ 15 ans, cet homme de 37 ans participe à des fouilles dans le monde entier, de la Chine à l’Alaska. En 2017, il a interrompu ses recherches en Chine. « La surveillance, les mesures de rééducation, le génocide culturel – dans ce contexte, il est devenu difficile d’être coresponsable de recherches sur le terrain », explique-t-il. Il a poursuivi ses recherches en Russie, où il a fait ce qui est peut-être sa trouvaille la plus importante à ce jour : au fin fond d’un marais, dans la république de Touva, près de la Mongolie, il a découvert avec son équipe de fouilles russo-suisse non seulement la plus grande, mais aussi probablement la plus ancienne tombe princière scythe du sud de la Sibérie. Depuis 2017, l’équipe de recherche tente de percer les secrets de ce légendaire peuple de cavaliers. Cette fouille correspond bien à l’archéologue à la crinière sauvage, qui a pratiqué intensivement le « tricking », un art martial, au plus haut niveau pendant 18 ans. En effet, sa vie ressemble elle aussi à une folle chevauchée à travers les pays, les disciplines et les langues. Il partage ses aventures sur Instagram, où 128 000 abonné·e·s peuvent le suivre quasiment en direct lorsqu’il présente et classe des objets vieux de plusieurs milliers d’années fraîchement exhumés. Le chercheur estime que cette plate-forme est un canal moderne pour la communication scientifique et a même publié une étude à ce sujet dans une revue spécialisée. L’archéologie peut donc être divertissante, mais qu’est-ce qui fait d’elle une science pertinente ? « L’archéologie peut apporter une réponse fondée sur des faits à la question d’où nous venons », déclare Gino Caspari. Il fait remarquer que l’homme moderne est apparu il y a environ 300 000 ans. « L’écriture est née il y a 5000 ans, donc tout ce qui a précédé, nous ne pouvons le découvrir que grâce à l’archéologie. »
La galerie de photos et vidéos de Gino Caspari pourrait le faire passer pour un Indiana Jones moderne dont la vie ressemble à une grande aventure unique. Cela serait toutefois trop réducteur. Le revers de cet univers fascinant sur Instagram est une vie au jour le jour. « J’ai le même niveau de vie qu’un étudiant », déclare l’archéologue, qui a déjà dirigé des équipes allant jusqu’à 200 personnes lors de ses fouilles. « Je trouve certes toujours des fonds pour financer mes projets de recherche, mais le problème, ce sont les finances personnelles. » Il partage ainsi le destin de nombreux jeunes chercheurs et chercheuses, y compris au sein de la Jeune Académie Suisse, dont il est membre depuis sa fondation.
« J’ai le même niveau de vie qu’un étudiant. »
« J’apprécie le fait que les Académies des sciences se soient montrées disposées à donner une voix aux jeunes scientifiques », dit-il. « Pour le reste, le monde académique est organisé de manière assez hiérarchique, avec un approche descendante. » En outre, la Jeune Académie Suisse est un lieu d’échange pour des personnes qui sont confrontées à des problèmes similaires. Mais Gino Caspari relativise immédiatement ce dernier point : sa situation financière est certes précaire – il ne pourrait pas se permettre d’avoir des enfants actuellement, par exemple – mais il s’estime néanmoins très privilégié. « Quand j’ai envie d’aller quelque part, je cherche une subvention et poursuis un projet. » Ainsi, il s’est rendu en Alaska l’été dernier, plonge en ce moment même à la recherche d’une épave près de Minorque et a soumis un projet de recherche à l’Île de Pâques. « Un collègue travaille pour une organisation qui pourrait fournir un bateau afin de mener des expéditions de recherche dans le Pacifique. Cela me donnerait l’occasion de m’aventurer dans des endroits très isolés. »
On retrouve le petit garçon de Steffisburg toujours en quête de nouvelles énigmes : « Quand je tombe sur des questions en suspens, mon cerveau fonctionne de telle manière que je réfléchis immédiatement aux ressources et aux personnes dont j’ai besoin pour résoudre le problème – et plus c’est difficile, mieux c’est. » Pour atteindre son but, il peut s’avérer très têtu, parfois jusqu’à l’épuisement : « Avant, je surestimais souvent mes propres limites. Au début, je pensais qu’il me suffisait de travailler dur et assez longtemps pour parvenir à mon objectif. » Avec l’expérience, il a appris qu’il y a bel et bien des limites, qu’elles soient politiques, comme en Chine, ou structurelles, comme dans le monde académique. L’intérêt pour l’Asie centrale s’est effondré en même temps que l’Union soviétique et, par conséquent, l’intérêt pour les spécialistes comme lui, bien qu’il ait également une longueur d’avance en archéologie numérique.
« Mon cerveau fonctionne de telle manière que je réfléchis immédiatement aux ressources et aux personnes dont j’ai besoin pour résoudre le problème – et plus c’est difficile, mieux c’est. »
Toutefois, Gino Caspari ne veut pas jouer les cassandres. Peut-être qu’une porte s’ouvrira à l’Unesco, pour laquelle il a déjà travaillé dans le domaine du patrimoine culturel mondial, ou peut-être qu’un jour la start-up GeoInsight, qu’il a cofondée en 2022, lui permettra d’être indépendant financièrement. « Nous construisons une jumelle numérique de notre Terre. » C’est ainsi que Gino Caspari décrit la mission de sa start-up. GeoInsight pourrait devenir un acteur essentiel dans l’évaluation des risques liés aux catastrophes naturelles ou des conséquences du changement climatique. Quoi qu’il en soit, il reste suffisamment d’énigmes qui attendent un chercheur comme Gino Caspari. A-t-il encore des rêves ? « Je rêve tout le temps. Je n’ai rien d’autre à ajouter. »
Un globe-trotteur aux racines bernoises
Gino Caspari est né en 1987 à Steffisburg, près de Thoune, et a étudié l’archéologie, l’histoire de l’art et la gestion d’entreprise à Berne. Il a obtenu un master en études de l’Asie de l’Est à l’Université de Columbia (États-Unis) et effectué son doctorat en archéologie à l’Université de Hambourg. Sur le plan géographique, il est expert en Asie centrale et, sur le plan méthodologique, spécialiste en archéologie numérique. Le sport lui permet de trouver un équilibre par rapport à la recherche : il pratique le « tricking », un art martial acrobatique, l’escalade et la plongée. Quand il n’est pas sur des fouilles quelque part dans le monde, il vit à la Länggasse de Berne et profite du confort qu’offre la vie en Suisse, comme l’eau potable du robinet.