Entretien I Astrid Tomczak-Plewka
Anna Jobin, vous vous penchez sur l’éthique de l’intelligence artificielle. Pouvons-nous apprendre l’éthique à ChatGPT?
C’est une question impossible! Il s’agit en effet de voir comment nous abordons la technique, ce que nous attendons d’elle et quelles sont ses conséquences. En collaboration avec des éthicien·nes, j’ai fait des recherches sur les directives en matière d’IA. En tant que spécialiste des sciences sociales, la question qui m’intéresse est celle de savoir quelles sont les valeurs qui sous-tendent ces directives, lesquelles y sont projetées et quelles normes en découlent. L’AI ne tombe pas du ciel et nous devons maintenant vivre avec. Les gens peuvent décider de l’endroit et de la manière dont l’AI est utilisée ou non. Cela paraît banal, mais pourtant cela n’est pas encore perçu comme tel partout, ni en politique ni dans la société.
Beaucoup de gens ont néanmoins peur de l’intelligence artificielle. Ils craignent par exemple qu’elle puisse prendre son indépendance.
Il faut prendre ces peurs au sérieux. Mais il vaut la peine de voir par qui elles sont alimentées et comment elles s’expriment. En principe, la peur de la perte de contrôle, que des décisions automatisées puissent être tout à coup prises, que l’on puisse perdre une partie de notre autonomie, est absolument justifiée. Il y a de nombreux exemples comme la répartition problématique des ressources dans le domaine du chômage en Autriche, la scandaleuse notation automatisée en Angleterre en 2020 ou le pseudo-contrôle lacunaire et discriminant de la perception de l’aide sociale aux Pays-Bas. Cela n’a rien à voir avec une révolte des robots, mais avec des décisions prises en connaissance de cause. Des personnes ont décidé des critères et de leur mise en œuvre. Il en va dans ce domaine comme dans d’autres développements technologiques: nous devons réfléchir à la manière de les gérer et comment y faire face au niveau social et politique.
« Il en va dans ce domaine comme dans d’autres développements technologiques: nous devons réfléchir à la manière de les gérer et comment y faire face au niveau social et politique. »
Vous êtes mère de trois enfants. Comment cela impacte-t-il votre travail et vos recherches?
Cela m’a toujours marquée, aussi dans d’autres facettes de ma vie, à divers niveaux. En fait, je n’en parle pas volontiers car ma famille est une affaire privée et les préjugés à l’égard des mères sont encore largement répandus. D’un autre côté, la visibilité peut contribuer à des changements positifs, c’est pourquoi j’évite moins cette question aujourd’hui. Le fait que je sois mère a aussi des effets secondaires bénéfiques. J’effectue des recherches en lien avec l’actualité et je suis, grâce à mes enfants, encore plus proche du quotidien digital. Je découvre ainsi certaines plateformes pour les enfants et les jeunes, des opportunités et des risques, des thèmes et des modes d’utilisation bien avant que ces thématiques ne soient abordées par le courant dominant de la recherche. Finalement, il ne s’agit pas d’avoir des enfants ou non, c’est la diversité des perspectives qui est essentielle. La recherche sur la science elle-même montre combien il est important que des personnes avec des expériences et des conditions de vie différentes soient actives dans le domaine scientifique.
Amener différentes perspectives au sein de l’association des Académies, c’est aussi ce que réclame la Jeune Académie Suisse. Vous êtes membre fondatrice de la JAS. Comment y êtes-vous arrivée.
L’interdisciplinarité et les échanges m’ont intéressée dès mon premier jour d’études. La Jeune Académie est un précieux réservoir pour cela. Ce qui me plaît particulièrement en son sein, c’est que ses membres n’ont pas de prétentions élitistes mais qu’ils cultivent cette interdisciplinarité. Il ne s’agit pas d’une plateforme d’excellence. Pour cela, il existe des prix. La Jeune Académie nous donne la liberté de nous engager, d’échanger, et cela sans pression pour produire, pour publier. La diversité au sein de la Jeune Académie me plaît aussi beaucoup.
« La Jeune Académie nous donne la liberté de nous engager, d’échanger, et cela sans pression pour produire, pour publier. La diversité au sein de la Jeune Académie me plaît aussi beaucoup. »
Vous avez notamment participé au projet «Covid 19 et fake news» de la Jeune Académie Suisse (voir lien ci-dessous). Les résultats de vos recherches seront prochainement publiés. Comment la Jeune Académie peut-elle empêcher des personnes d’adhérer à des théories du complot?
Notre objectif premier n’était pas d’aller chercher et d’atteindre chaque personne en particulier mais de montrer l’état des connaissances sur ces thèmes, ce que l’avenir nous réserve selon des expert·es de la science et de la pratique et à quoi pourrait ressembler une prévention efficace. La notion de «literacy» revient souvient dans ce contexte. Mais que signifie-t-elle? Que les gens doivent évaluer et questionner les choses de manière critique? C’est cela exactement qui est aussi appliqué à de vraies informations. On ne croit tout à coup plus à ce qui est présenté dans les journaux ou à la télévision. Mais la «literacy» ne veut pas dire qu’il faut simplement tout remettre en question pour concocter sa propre vérité. Il s’agit d’évaluer, de demander sur quelle base et comment on pondère les choses. Des institutions dignes de confiance jouent également un rôle pour une prévention efficace, ainsi que des technologies, des choix de conception et d’autres aspects.
Quels sont vos souhaits pour l’avenir de la Jeune Académie?
J’espère que les relations en son sein resteront toujours aussi constructives et que la Jeune Académie pourra fonctionner comme une voix autonome et indépendante de la science et de la relève scientifique et qu’elle sera considérée comme telle.
« Il y a de nombreux esprits brillants dans le monde académique et ceux qui m’impressionnent le plus sont aussi ceux qui affichent en même temps leur humanité. »
Si vous jetez un regard rétrospectif sur votre carrière académique, avez-vous eu des modèles ou des personnes qui vous ont particulièrement marquée?
Il y a sans cesse des personnes qui m’inspirent et me marquent, notamment mes mentor·es bienveillant·es. Il y a de nombreux esprits brillants dans le monde académique et ceux qui m’impressionnent le plus sont aussi ceux qui affichent en même temps leur humanité.
Quels objectifs professionnels avez-vous encore?
La combinaison actuelle de mes activités me plaît beaucoup et l’Institut Human-IST de l’Université de Fribourg est un magnifique endroit pour la recherche interdisciplinaire. Un objectif est toutefois de bénéficier un jour d’un job plus sûr que ce que nous garantissent les structures actuelles en tant que early career researchers. Ces structures induisent aussi de curieuses incitations. Lorsqu’on m’a proposé la présidence de la Commission fédérale des médias, plus d’un professeur m’a conseillé de refuser le mandat afin de pouvoir me consacrer totalement au travail de publication. Je suis contente de ne pas avoir suivi ce conseil. J’ai maintenant peut-être moins de publications à faire valoir, mais je dispose en revanche d’une expérience unique et très porteuse de sens.
Quels conseils donnez-vous aux jeunes qui entament des études ou doivent choisir un métier?
Je n’avais pas un esprit très stratégique et je ne veux pas faire figure d’exemple (rire). Alors, ne m’écoutez pas. J’ai presque tout fait faux, des études interdisciplinaires au doctorat externe. Mais j’ai aussi toujours eu beaucoup de chance. Je peux peut-être dire ceci: si quelque chose vous tient à cœur, cherchez du soutien auprès de gens qui respectent vos valeurs et lancez-vous.
Biographie
Anna Jobin (1982) est née à Belp (BE), a grandi en Suisse orientale et a fait une maturité scientifique. Elle a étudié la sociologie, l’économie politique et l’informatique à l’Université de Fribourg, puis a effectué des recherches à l’EPFL, à la Cornell University et à la Tufts University. Après une thèse à l’Université de Lausanne sur le thème des algorithmes de la publicité sur les moteurs de recherche, elle a collaboré au projet ShapingAI en tant que postdoc sn à l’ETH Zurich et chercheuse senior à l’Institut Alexander von Humboldt für Internet & Gesellschaft (HIIG), à Berlin. Elle travaille actuellement comme chercheuse et maître-assistante à l’Université de Fribourg (CH), où elle coordonne le nouveau master en anglais Digital Society. Depuis 2021, elle préside par ailleurs la Commission fédérale des médias.