Entretien I Kalina Anguelova
Après huit années passées au sein de l’Université de St-Gall, vous entamez une nouvelle aventure académique en tant que professeur en macroéconomie à Aix-Marseille School of Economics (F), depuis ce début d’année 2024. Vous ne vous plaisiez plus en Suisse?
Bien sûr que je me plais en Suisse, vu que c’est ma patrie d’adoption. Cependant, j'ai 41 ans, j'avais envie et besoin de quitter le statut de professeur assistant pour une position permanente. Aujourd’hui, à Marseille, je peux contribuer aux programmes d’études, engager et superviser des étudiants. J’aime l’idée de pouvoir faire évoluer l’enseignement ainsi que la culture de recherche comme je le ressens, pour le bien d’une institution.
Sur quoi porte votre recherche actuellement?
Ma recherche porte sur la croissance de long terme. En particulier, mes travaux portent sur les pays à revenus faibles, et j’étudie les obstacles socio-économiques qui ralentissent leur développement économique. Par exemple, j’essaie de comprendre quelles politiques économiques promeuvent le développement de l'emploi en dehors du secteur agricole en particulier dans les milieux urbains. Aussi, je me penche sur la division du travail entre les genres. Notamment, j’étudie quelles sont les normes liées au travail des femmes et leurs effets sur l’emploi des femmes dans ces pays.
« J’essaie de comprendre quelles politiques économiques promeuvent le développement de l'emploi en dehors du secteur agricole en particulier dans les milieux urbains. »
Quel est l’enseignement principal qui se dégage?
L’axe principal de ma recherche porte sur la productivité du travail dans le secteur agricole. Par exemple, en Éthiopie, 70% des citoyens travaillent dans le secteur agricole, mais ils ne contribuent qu’à 20% du Produit Intérieur Brut et le pays importe des denrées alimentaires. Cela signifie que la productivité du travail dans le secteur agricole y est très faible. Pourquoi les gens restent-ils dans le secteur agricole, alors que la productivité du travail est si faible? Pourquoi n’y a-t-il pas davantage de migration du milieu rural vers le milieu urbain? Quel type de politique pourrait faciliter la transition de l’emploi vers les secteurs non-agricoles? Telles sont les questions sur lesquelles je me penche.
Un exemple de type de politique qui contribuerait à un changement?
Les politiques foncières. Dans beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne, il n’y a pas de propriété privée de la terre telle que nous l’entendons. La seule manière de garder ses terres est de rester dans son village. La politique foncière oblige donc les gens à travailler dans le secteur agricole, à rester dans les milieux ruraux, alors qu’ils seraient probablement plus productifs ailleurs. Ainsi dans un de mes papiers de recherche, nous montrons qu’une réforme foncière contribuerait à un accroissement du revenu par tête de l’ordre de 10%.
Pensez-vous qu’on arrive à changer la donne avec des recherches comme les vôtres?
Oui, petit à petit. Dans le cadre de mon postdoc à l’Université de Cambridge, je me suis rendu en Éthiopie et en Ouganda pour y collecter des données. J’y ai passé beaucoup de temps pour comprendre les institutions foncières, la structure des droits de propriété de la terre. J’ai interviewé des paysans, des chefs de village, des représentants de diverses institutions. Avec des confrères sur place, nous avons organisé des échanges avec le conseiller du ministère de l’économie en Ethiopie pour discuter du droit foncier en particulier. Je travaille aussi avec la Banque mondiale. Le but est que des organisations internationales s’inspirent des recherches comme les miennes pour inciter les réformes foncières et faciliter le développement et la productivité du travail dans le secteur agricole dans les pays concernés.
« Ayant grandi à Madagascar, je suppose que ces impressions m’ont profondément marqué et ont éveillé ma curiosité autour des inégalités socio-économiques. »
D’où est venu cet amour pour la macroéconomie?
Ayant grandi à Madagascar, je suppose que ces impressions m’ont profondément marqué et ont éveillé ma curiosité autour des inégalités socio-économiques. Cela a fait naître une sensibilité pour le destin des moins chanceux. Ainsi pendant ma thèse, je me suis investi dans l’apprentissage d'outils et de techniques statistiques pour étudier les inégalités. Armé de ces outils, mon but est de complémenter les récentes avancés en économie du développement. En tant que macroéconomiste, je cherche à comprendre comment les politiques d’éducation, des politiques foncières, qui «marchent» localement, peuvent aussi fonctionner ou non à l’échelle d’un pays, et aussi dans d’autres pays. J’ai ainsi développé un agenda de recherche où l’on applique des méthodes de la macroéconomie au contexte des pays où les revenus par tête sont faibles pour répondre à ces questions.
A 23 ans, vous avez travaillé en tant que banquier d'investissement pendant un an, puis vous avez fait un passage par un think tank à Bruxelles avant de revenir dans le monde académique…
Mes expériences dans le secteur privé m'ont incité à persévérer dans l’apprentissage et m’ont montré que je voulais continuer à apprendre. Je suis donc revenu à l’université, tout d’abord à Florence, pour y faire ma thèse. J’ai poursuivi avec un postdoc à Oxford. C'était très inspirant. J’étais très impressionné de rencontrer des gens, très pointus dans leur domaine, qui restent humbles et très généreux quant au partage de leur savoir.
Oxford était le point de départ de vos recherches actuelles?
Oui. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à développer mon agenda de recherche actuel.
Une sorte de déclic?
En effet. J’y ai rencontré un professeur qui m’a encouragé et poussé à mener des recherches dans ce domaine.
« Enseigner, c’est très gratifiant et ça permet de rester jeune. »
L’enseignement vous plaît?
Enseigner, c’est très gratifiant et ça permet de rester jeune. Un des moments que j’apprécie le plus, c'est de conseiller et placer des étudiants dans différents programmes. Je vois maintenant mes premiers étudiants qui deviennent professeur assistant ou qui terminent leur thèse.
Qu’est-ce qui vous a motivé à rejoindre la JAS?
Nous avons découvert l’existence de la JAS avec ma femme, qui est aussi membre, un peu par hasard. Nous nous sommes engagés dans le but de contribuer à une meilleure représentation des jeunes chercheuses et chercheurs au sein des universités suisses. En déménageant en Suisse, nous avons découvert le concept de corps intermédiaire, à savoir les chercheurs non titularisés et autres collaborateurs scientifiques. Les intérêts de ce dernier, majoritaire dans les milieux universitaires et des hautes écoles, sont largement sous-représentés par rapport à ceux du corps professoral, alors qu’il joue un rôle essentiel dans le fonctionnement du monde académique. Par mon engagement au sein de la JAS, j’ai contribué à lui donner un visage et renforcer sa représentation dans les académies suisses.
Comment, plus concrètement?
En encourageant le développement d’écoles doctorales. Les jeunes chercheuses et chercheurs sont tributaires de la structure de fonctionnement du système académique. Ils sont liés financièrement et intellectuellement à leur superviseur, ce qui peut mener à des dérives. Si le duo ne fonctionne pas, il devient difficile pour le chercheur de rebondir. L’objectif est de réduire cette dépendance en finançant, par exemple, des écoles doctorales.
Une passion dans la vie?
Le football et le jardinage. J’aime bien faire pousser des tomates dans mon jardin à Zurich. C'est méditatif, succulent… Et aussi, une déformation professionnelle…
Biographie
1982, Né à Paris
2005, Diplôme d'Etudes Approfondies (DEA) en macroéconomie à la Sorbonne, Paris
2005-2006, Banquier d’investissement au CM-CIC, Paris
2005-2007, Research Fellow au Centre for European Policy Studies, Bruxelles.
2007-2012, Thèse sur les effets redistributifs de la politique monétaire et fiscale à l'Institut Universitaire Européen de Florence
2012 à 2014, Postdoc à Nuffield College, Université d’Oxford
2014-2015, Postdoc au département d’économie, Université de Cambridge
2015 - 2023, Assistant Professor en sciences économiques, Université de St-Gall
Depuis 2024, Professeur à Aix-Marseille School of Economics, Université Aix-Marseille